« Nous sommes tous les romanciers de notre vie » (Rosa Montero)

Une jeune fille au soleil
Un récit de Danièle Derschlag
«C’était pour m’enseigner qu’il faut dès la jeunesse,
Comme d’un usufruit, prendre sons passe-temps :
Que pas à pas nous suit l’importune vieillesse,
Et qu’Amour et les fleurs ne durent qu’un printemps »
Pierre de Ronsard
« Ecrire est un acte d’amour. S’il ne l’est pas, il n’est qu’écriture »
Notre camarade Danièle a décidé de se lancer dans l’aventure, une idée peut-être peu originale de nos jours penseront certains, mais généreuse et courageuse. Son but ? Non pas négocier avec ses fantômes mais laisser à ses petits-enfants le souvenir d’une grand-mère et d’une vie dans un pays qu’ils n’ont pas connu, l’Algérie. Car quand on aime quelqu’un, on a toujours quelque chose à lui dire ou à lui écrire, jusqu’à la fin des temps. Et ce temps pour nous, c’est le temps de la moisson. Il nous est désormais compté.
Danièle n’a aucune prétention littéraire, et moi pas davantage, mais elle a accédé à ma demande de publier ici une partie de sa saga familiale, celle où nous nous retrouverons toutes un peu.
Nous y retrouverons le « Oran » de notre jeunesse, notre jeunesse joyeuse perturbée par les événements. Car la jeunesse n’est pas une période de la vie, elle est un privilège, un état d’esprit, un effet de la volonté, une qualité de l’imagination, une intensité émotive, une victoire du courage sur la timidité, du goût de l’aventure sur l’amour du confort.
Et surtout nous retournerons cinquante ans en arrière en ce lieu qui nous a toutes vues vivre. Quelques-unes de ces années qui comptent dans une existence, où on nous demande de nous dépasser et où l’on croit toujours que l’on n’est pas reconnu : le passage de l’adolescence à l’âge adulte, de l’insouciance à la responsabilité,le dernier bouton d’acné. Boris Vian écrivait : « On n’oublie rien de ce qu’on veut oublier : c’est le reste qu’on oublie »
C’est sa mémoire de l’école normale que je vous offre aujourd’hui, une mémoire vive et intacte.
Donc je vous propose juste de fermer vos yeux et de vous replonger dans le film de cette période bénie pour certaines et détestée pour d’autres… je ne dirai pas qui, vous l’avez compris. Je sais, ce n’est pas très aisé pour lire, alors prenez juste le temps d’oublier où vous êtes et qui vous êtes devenues et lisez…
Chapitre 1
Le cours complémentaire
(ndlr: Beaucoup d’entre nous l’ont fréquenté)
La petite fille de la Fontaine des Gazelles a grandi et se voit obligée de quitter son paradis. Par bonheur, elle y revient pour les week-ends et les vacances. Les études au Cours Complémentaire d’Arzew qu’elle fréquentait jusque-là s’arrêtaient à la troisième. La majorité des filles abandonnait ses études après le brevet. Ce n’était pas mon cas. Depuis ma plus tendre enfance je désirais être institutrice. Aussi me fallait-il présenter les deux parties de baccalauréat. De plus j’aimais les études et il n’était pas question de les arrêter à 16 ans. Or si l’on désirait poursuivre ses études après le brevet, il fallait aller au collège à Oran.
Extrait d’un petit diaporama sur Arzew trouvé sur le WEB.

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Une année avant l’Ecole Normale
1956-1957 L’année Collège à Oran

photo corrigée par Jeannine
Album : Oran et le Collège Moderne de Jeunes Filles
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Oran était une belle ville vivante et animée de 400.000 habitants. Il n’était toujours question que d’Alger la blanche et cependant, Oran, la deuxième ville d’Algérie pouvait rivaliser sans honte avec la capitale.
Cette ville était avant tout un port de commerce et de voyageurs abrité par la montagne de Santa-Cruz sur laquelle étaient construits un fort espagnol et une chapelle. La statue de Notre-Dame de Santa-Cruz a été rapatriée comme beaucoup d’entre nous et se trouve actuellement à Nîmes où se déroule chaque année un pèlerinage.
Deux boulevards perpendiculaires constituaient le cœur de la ville : le boulevard Séguin et la rue d’Arzew.
Au début du boulevard Seguin, la place d’Armes était entourée par le théâtre, très imposant et la mairie. Mais le plus beau boulevard était sans conteste le boulevard du Front de Mer, bordé d’immeubles élégants et qui surplombaient la mer. Aux terrasses des cafés étaient attablés des consommateurs buvant une anisette laiteuse bien frappée et dégustant une Kémia relevée chère aux Oranais. Des jeunes filles aux robes de couleurs vives « faisaient le boulevard » lançant des œillades aux garçons qu’elles croisaient, le fait de déambuler à plusieurs les rendant plus hardies.
Derrière l’opéra se trouvait le quarter juif, quartier commerçant et animé. Oran possédait de nombreux quartiers populaires car l’Algérie de l’époque était peuplée de beaucoup de petites gens : Gambetta, Saint-Eugène, avec la Calère, les Planteurs que l’on devait traverser pour monter à Santa-Cruz et le village arabe nommé le Village Nègre.
Je passais une année merveilleuse à Oran. Je fréquentais le Collège Moderne de Jeunes Filles qui se trouvait au début du boulevard du Front-de-Mer. C’était un très beau bâtiment à trois étages, tout neuf. Les classes étaient spacieuses et claires. D’ailleurs sa façade s’ornait d’une multitude de fenêtres. Notre classe de seconde regroupait toutes les élèves des cours complémentaires des petites villes environnantes. Notre section était « Moderne prime », c’est-à-dire une seule langue mais physique et chimie à la place de la seconde langue.
Le niveau de la classe était bon, la compétition était rude mais nous étions en tête des quatre secondes.
Ce qui prouve bien que l’enseignement que nous avions reçu dans nos cours complémentaires était excellent. Ce bâtiment me paraissait immense et bien impersonnel, les premiers jours, en comparaison de mon cher cours complémentaire. Nous avions notamment cours de géographie en fin d’après-midi après deux heures d’Education Physique. La salle de géographie se trouvait au second étage. Ayant perdu un peu de temps pour changer de tenue et m’étant égarée dans les couloirs, j’arrivai nettement en retard au premier cours, toute dépenaillée, essuyant les sarcasmes du professeur et les rires en coin de mes camarades. Mais j’oubliai vite ces déboires mineurs et je m’acclimatai rapidement.
Comme il n’y avait pas suffisamment de place à l’internat, mes parents m’avaient loué une chambre à la Protection de la Jeune Fille située place des Victoires, non loin du collège. Je prenais mes repas de midi au collège, mais ceux du soir ainsi que le petit-déjeuner à la Protection.
En sortant du collège à seize heures ou dix-sept heures j’adorais m’arrêter acheter un beignet. En effet au début des arcades était installé un marchand. Il vous coupait un morceau dans un grand beignet roulé en colimaçon. Il le saupoudrait de sucre et vous le tendait dans du papier blanc. Le papier devenait vite huileux, les commissures des lèvres étaient poisseuses de sucre et pourtant ! Quel régal de déguster ce morceau de beignet tout chaud !
Je me plaisais beaucoup à la Protection. Le samedi après-midi, comme nous n’avions pas classe, je faisais le ménage de ma chambre. Je prenais un bon bain puis je me rendais à Arzew en car. Je retrouvais chaque fois un ami d’enfance, Marc qui était resté pendant longtemps mon meilleur ami et confident. Le trajet nous paraissait court bien que le car s’arrêtât dans tous les petits villages entre Oran et Arzew : nous ne cessions de bavarder.
Nous nous retrouvions de nouveau le lundi matin au car de 6h30 pour retourner passer la semaine à Oran. Lorsque j’arrivais le samedi après-midi, je m’arrêtais chez mes grands-parents où m’attendait un copieux goûter. Il m’arrivait même de faire un repas car ma grand-mère me gardait les plats que j’aimais particulièrement… et me les faisait réchauffer. Je leur racontais ma semaine, je leur indiquais mes notes et ils étaient heureux de voir que je réussissais parfaitement mon année. Je conservais l’habitude de beaucoup travailler comme je l’avais fait les années précédentes. Néanmoins j’arrivais parfaitement à allier travail et distractions. Je m’étais abonnée au C.R.A.D. et j’ai pu ainsi assister à des représentations de pièces de Molière, Shakespeare, Victor Hugo. J’assistais aussi aux concerts J.M.F.
Je suis allée une ou deux fois à des surprises-parties mais comme elles étaient nettement moins innocentes que celles d’Arzew, je déclinais les invitations.
Lorsque je regarde la photo de cette année-là, je m’aperçois que nous étions quarante. L’ambiance de la classe était très bonne et nous étions particulièrement un groupe de dix qui nous entendions parfaitement. Après le repas pris à la cantine, nous passions la récréation dans la cour sur le rebord du trottoir qui l’entourait. Nous nous racontions des histoires. Certaines étaient fiancées et nous parlaient de leurs premiers émois. Que de fous-rires n’avons-nous pas pris ! Les jours de pluie, qui étaient heureusement rares, nous étions obligées d’aller en permanence.
Un jour, afin d’échapper à la surveillante, nous nous sommes réfugiées à dix dans les cabinets du troisième étage poursuivies pas elle. Mais alors que nous étions entassées tant bien que mal dans un cabinet, l’une d’entre nous a eu l’idée géniale de tirer la chasse. La surveillante a entendu et nous a repérées. Nous sommes sorties trempées mais riant aux éclats.
Nous allions souvent toutes ensemble au cinéma l’après-midi mais le bruit que nous faisions éloignait de nous les autres spectateurs.
Cette année là je fus demoiselle d’honneur au mariage de ma cousine Ma mère m’avait confectionné une robe longue en plumetis vert et toutes mes amies sont venues me voir à la sortie de l’église
Nous avions une très bonne équipe de professeurs sauf en physique-chimie. Elle avait beaucoup de mal à se faire respecter surtout lors des séances de travaux pratiques. Comme j’aimais beaucoup les Sciences Naturelles, je laissais mes camarades un peu avant l’heure pour rejoindre le professeur au labo. Je l’aidais à préparer des coupes faites dans la moelle de sureau, ces coupes devant être ensuite examinées au microscope. Je travaillais très bien puisque je terminais l’année avec le prix d’excellence.
Ayant toujours voulu être institutrice, j’avais présenté le concours d’entrée à l’Ecole Normale à la fin de la troisième. J’avais été reçue sur la liste supplémentaire et je n’avais pas été prise. J’avais encore la possibilité de présenter le concours à la fin de la seconde et j’avais promis à mes parents de le faire. Mais un soir, l’orage éclate à la maison. Mon père me dit :
-« Danièle, n’est-il pas temps de te procurer les papiers à remplir pour présenter le concours d’entrée à l’Ecole Normale ?
- Papa, j’ai décidé de ne pas me présenter cette année !
- Comment ! Tu ne veux plus être institutrice ?
- Mais si, je veux toujours l’être. Mais je peux très bien rester au collège, passer mes deux bacs et me présenter à l’Ecole Normale pour faire la quatrième année, l’année de formation professionnelle. Tu sais, je me plais tellement au collège et j’apprécie cette liberté !
-Justement, moi je ne l’apprécie pas du tout ! Intervint mon père furieux.
- Pourquoi ? Tu ne me fais pas confiance ?
- Là n’est pas la question. Avec tous ces événements, je serais beaucoup plus rassuré si tu étais pensionnaire.
- Mais je travaille bien et il n’est pas question que je refasse une seconde à l’Ecole Normale, je vais m’ennuyer.
- Qu’est-ce qu’une année dans une vie ? Une fois entrée à l’Ecole Normale, tu es assurée d’être institutrice et quand on veut exercer un métier, il faut rentrer par la grande porte. Je tiens absolument à ce que tu présentes le concours cette année !
- Je te préviens, je ne veux surtout pas refaire une seconde !
Après quelques renseignements, nous apprenons que toutes les élèves reçues dans les dix premières et ayant déjà effectué une Seconde dans un autre établissement pouvaient sauter la première année d’Ecole Normale qui correspondait à la seconde des Lycées et Collèges. Je fus reçue troisième et passai directement en deuxième année. En ce temps-là, il n’était pas question de discuter les décisions des parents.
Et c’est ainsi qu’ en 1957 notre amie a rejoint en 1ère la promo 1956.
Regardez bien. Vous y verrez quelquefois notre héroïne

La promo 56 – Scènes de la Vie quotidienne 